Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 08:12

Plutarque

 

« La République, tant admirée, de Zénon, fondateur de l'école stoïcienne, tend en somme vers un seul but : à ce que nous ne vivions plus en Cités séparées ou en peuples régis par des lois  différentes, à ce que nous considérions tous les hommes comme un seul peuple et une seule Cité, à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul mode de vie, qu'un seul ordre, comme un grand troupeau paissant sur un même pâturage. Zénon, dans son ouvrage, a donné forme au rêve confus d'une constitution parfaite fondée sur la philosophie ; mais c'est Alexandre qui mit ces théories en pratique [...]. Il rassembla en un Tout les éléments épars du monde, mêla dans un cratère d'amitié les vies, les mœurs, les mariages, les caractères, et voulut que tous regardent la Terre comme leur patrie, son camp comme leur citadelle et leur forteresse, les gens de biens comme leurs parents et les méchants seuls comme des étrangers ; les Grecs et les Barbares ne devaient plus être distingués par la chlamyde, le bouclier, le cimeterre ou le candys : on reconnaîtrait un grec à la vertu et un barbare au vice; le vêtement, la table, les mariages, tout le mode de vie devenaient les éléments d'une communauté parfaite que les liens du sang et les enfants aideraient à se constituer.»

 La fortune d'Alexandre, I, 6, 329A-D

 

 Cicéron

 

« On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l'intérêt général ; ramener tout à soi, c'est dissoudre complètement la communauté des hommes. Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s'il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d'attenter aux droits d'autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l'est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile. Mais dire qu'il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c'est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c'est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l'on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c'est la pensée qu'il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d'un homme pour son avantage personnel que de s'exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus.»

De officiis, III,VI

 

Partager cet article
Repost0
30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 07:53

« Ce n'est pas assez de dire aux citoyens soyez bons; il faut leur apprendre à l'être ; et l'exemple même, qui est à cet égard la première leçon, n'est pas le seul moyen qu’il faille employer : l'amour de la patrie est le plus efficace, car comme je l'ai déjà dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particulière est conforme en tout à la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons. Il semble que le sentiment de l'humanité s'évapore et s'affaiblisse en s'étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d'un peuple européen. Il faut en quelque manière borner et comprimer l'intérêt et la commisération pour lui donner de l'activité. Or comme ce penchant en nous ne peut être utile qu'à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l'humanité concentrée entre les concitoyens, prenne en eux une nouvelle force par l'habitude de se voir, et par l'intérêt commun qui les réunit. […]

Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? Commençons donc par leur faire aimer la patrie: mais comment l'aimeront-ils, si la patrie n'est rien de plus pour eux que pour des étrangers, et qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à personne ? » 

J.-J. Rousseau, Discours sur l’économie 

Partager cet article
Repost0
30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 07:42


D’après Rousseau, on ne pourrait faire d’un individu un homme et un citoyen à la fois. Si Rousseau exagère volontairement cette opposition, c’est pour se donner les moyens de démontrer que l’amour de la patrie est la condition première de l’amour de l’humanité. Seul le vrai citoyen fera un homme véritable. Pour y arriver, il faut instituer une vraie société civile libre des chaînes du « despotisme ».

" Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux avare, inique : mais le désintéressement, l’équité, la concorde régnaient entre ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer son voisin.

Celui qui, dans l’ordre civil, veut conserver la primauté des sentiments de la nature ne sait ce qu’il veut.Toujours en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen ; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois ; ce ne sera rien.


Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé sur le parti que l’on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours. J’attends qu’on me montre ce prodige pour savoir s’il est homme ou citoyen, ou comment il s’y prend pour être a la fois l’un et l’autre." 


J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, livre I.

Partager cet article
Repost0
2 avril 2012 1 02 /04 /avril /2012 06:15

Un portrait d’Emmanuel Terray

par Gérard Lenclud [12-07-2011] Extrait

 

Le « problème » des sans-papiers

Combats avec la Méduse embrasse donc large mais étreint bien. Ce n’est en aucun cas, par conséquent, courir le risque de paraître en rétrécir l’horizon que de vouloir, pour clore cette invitation à lire, faire la liaison entre les pouvoirs et les ruses de Méduse, illustrés dans l’ouvrage, et une séquence historique précise de notre présent. Il s’agit de la situation réservée par l’Europe à l’immigré venant du Sud et se heurtant à la fermeture des frontières, de la violence du sort fait aux sans-papiers. Situation et sort contre lesquels Terray, le militant, s’élève et agit concrètement et dont Terray, ailleurs plus que dans ces pages, opère une analyse politique et même géopolitique. Ce sujet d’actualité ne forme pas à lui seul la matière d’un chapitre du livre ; il y est néanmoins présent en maints endroits. Et, aussi incongru cela puisse-t-il paraître, je ferai appel, un court moment et pour commencer, à l’histoire naturelle. Après tout, Raymond Aron lisait assidument Konrad Lorenz afin de mieux comprendre les ressorts de la guerre chez les hommes.

Cette défense d’entrer, apposée sur nos murs, et cette violence infligée aux sans-papiers sont, à l’évidence, une manifestation flagrante de la force mauvaise libérée, ici-même et aujourd’hui, au sein d’un État de droit, dans une démocratie, sous couvert d’une cohorte de lois votées par une majorité élue. Elles relèvent du pouvoir maléfique de la Gorgone, décrit par la mythologie grecque : la métaphore de Méduse ne saurait mieux s’appliquer. Ne prive-t-elle pas les hommes, nous en l’occurrence, de leur qualité d’humanité ? Or, sans s’y réduire aucunement, cette qualité d’humanité s’exhibe, à l’état élémentaire, dans la capacité universellement distribuée à ressentir en soi les émotions d’autrui, atteint dans sa chair, blessé dans son âme. Cette capacité se nomme l’empathie. Claude Lévi-Strauss n’aime pas le terme ; il lui substitue l’expression d’« identification à autrui ». En hommage à Rousseau qui évoque dans sonDiscours sur l’origine de l’inégalité la « répugnance innée à voir souffrir son semblable », Lévi-Strauss préfère parler de pitié ou de compassion, découlant de notre disposition à nous identifier à autrui. Un homme frappé par le regard de Méduse, c’est cet homme dont le cœur se fait de pierre ; un cœur de pierre, c’est ce cœur qui ne laisse pas s’exprimer la disposition à compatir. À moins d’avoir le cœur ainsi fait, quiconque a assisté, par exemple, dans un avion prêt au décollage, à l’embarquement forcé d’un immigré renvoyé dans son pays d’origine sent résonner en lui-même l’écho de la douleur éprouvée par ce semblable : l’anéantissement d’un projet qui lui a tant coûté et dont il a tant espéré. Dira-t-on qu’il faut l’avoir vu, de ses yeux vu ? Rappellera-t-on, plus généralement, qu’on nous cache l’immigré puisque ce dernier est contraint de se cacher ? Ce serait faire fi de notre aptitude à nous représenter le malheur d’autrui sans en avoir été le témoin. Nous plaignons jusqu’aux personnages de fiction. Cette maladie du cœur de pierre à l’égard de l’immigré se répand ; elle est, quelque part et pour une part, responsable du sort qui lui est ménagé.

Il se trouve que l’histoire naturelle de l’homme livre des témoignages certifiés sur la capacité à l’empathie, anesthésiée dans un cœur de pierre. Elle nous apprend que chaque être humain naît avec cette capacité. Le nourrisson Homo sapiens éprouve cette répugnance innée dont parle Rousseau à voir souffrir autrui. Innée parce qu’enracinée dans notre hérédité de primates. Les primates non humains en font aussi la preuve, eux qui secourent leurs congénères ou tentent d’apaiser leurs douleurs sans que l’on puisse déceler dans ces conduites secourables ou compatissantes l’action du mécanisme adaptatif : le « tit for tat  » du théoricien de l’évolution, autrement dit le prêté pour le rendu. En éthologie, on évoque couramment aujourd’hui l’instinct moral des animaux, bien au-delà de l’ordre des primates. Le loup n’est nullement un loup pour le loup ; il manifeste de la pitié autant que de l’agressivité car les deux lui sont naturels ; d’ailleurs, le combat entre deux loups s’arrête le plus souvent « au premier sang ». L’animal en général, le primate non humain en particulier, notre plus proche voisin d’espèce, obéit donc à un instant moral s’il est aussi à même d’aller contre. Cet instinct moral, nous en avons hérité ; il habite en nous, prêt à se déclencher. Toutefois le procès évolutif d’humanisation a pourvu notre espèce d’un sens moral. Celui-ci n’a nullement étouffé l’instinct du même nom, qui en est le précurseur phylogénétique, mais, avec le sens moral, permis par l’émergence de la conscience réflexive, c’est réflexion faite (en principe) que l’être humain suit ou ne suit pas son instinct moral et surtout qu’il affecte à ses conduites une signification porteuse d’une valeur, positive ou négative. Le refus de suivre cet instinct, pourtant gravé au plus profond de notre constitution, relève par conséquent chez l’homme de l’acquis. Méduse opère dans le cadre de cet acquis. Force est de constater, en tout cas, que c’est en connaissance de cause, à la différence du loup ou du chimpanzé, que l’être humain, réprimant sa répugnance innée pour la souffrance d’autrui, s’en détourne et regarde ailleurs. Pourquoi donc éprouvons-nous alors de la honte, sentiment interdit à l’animal, pourvu seulement de l’instinct moral ?

À cet endroit, une remarque s’impose pour dissiper une équivoque. Dans le chapitre « Violence et commencement », Terray fait référence à Freud, notamment à Totem et tabou. C’est pour mettre à l’épreuve, dans le cadre d’un séminaire de psychanalyse, l’idée selon laquelle « au commencement serait la violence » ; on devine aisément dans quelle perspective. Or il faut lire les pages consacrées par Freud à l’état d’humanité précédant la civilisation comme s’il les avait écrites, à l’image de Rousseau, en appliquant le précepte : « Commençons donc par écarter tous les faits ». Car des faits, il y en a et ces faits ne corroborent aucunement le portrait de l’homme des origines dressé par Freud : « L’homme des origines (…) était certainement un être très passionné, plus cruel et plus mauvais que d’autres animaux ». À propos de cette créature, plus vieille que le Primitif dont les fondateurs de l’anthropologie sociale, au XIXe siècle, sous le pavillon de l’évolutionnisme social, se sont efforcés de reconstituer les traits et l’existence, il n’est question chez Freud que d’agression déchaînée, de déferlement sauvage de la pulsion de mort. Le tout premier commencement serait donc violence à l’état pur ; cette violence originaire n’aurait pas disparu chez l’homme civilisé ; elle serait toujours prête à resurgir, mal réprimée par le travail de civilisation. Il va de soi que les commencements dont fait état Terray, en ce qui concerne la violence de tout commencement, ne renvoient aucunement aux commencements de l’humanité, mis en scène par Freud, et dont traite l’histoire naturelle. Il s’agit, sous sa plume, de commencements se situant tous dans des temps bien historiques, incluant à coup sûr notre aujourd’hui. Ce sont les commencements instaurés par des hommes décidant de rompre net avec un certain passé, coupant les ponts, rompant les liens, usant donc de violence, pour faire advenir un nouveau présent. Ce faisant, ils ne font nullement remonter à la surface une violence originaire, prétendument enfouie dans notre nature. L’homme qui se fait loup pour l’homme ne renoue pas avec un instinct de loup, déposé dans son organisme. Pure légende que cette représentation, spécifiquement occidentale, d’une couche de vernis appliquée par la culture sur une nature uniment égoïste et brutale ! Nous possédons autant de « gènes » du bien que du mal. L’homme a été un animal moral avant d’inventer le langage et la culture : un animal pourvu d’un instinct moral lié à la capacité d’empathie, cette capacité dont Méduse, sous le règne de la civilisation, a le pouvoir de bloquer l’expression. Ainsi en est-il chez nous face à la détresse de l’immigré.

(Et puisqu’il est question de l’immigration, il existe une autre bonne raison d’en appeler à l’histoire naturelle de l’homme, celle qu’écrivent la paléoanthropologie, la génétique des populations et l’archéologie préhistorique. On sait, grâce à ces disciplines, que tous les hommes peuplant la terre ont pour ancêtres lointains les représentants de populations africaines, ayant quitté par vagues successives leur continent de naissance pour se répandre dans l’Ancien monde puis dans le Nouveau. Nous sommes donc tous, en Europe comme ailleurs, les descendants d’immigrés africains. Selon toute probabilité, d’ailleurs, les auteurs des célèbres fresques de la grotte Chauvet, peintes aux alentours de 30.000 ans avant notre ère, avaient encore conservé les traits physiques adaptés à l’existence sous le soleil de l’Afrique sub-saharienne. Bref la police d’aujourd’hui, venant à les croiser, leur aurait sur le champ réclamé leurs papiers.)

Serait-ce à dire que le sort, humainement indigne, réservé à l’immigré et, en particulier, à celui qui est illégal, privé de papiers, résulte d’un seul défaut de cœur [1] ? Qu’il suffirait de laisser s’exprimer en nous notre disposition naturelle à la compassion pour atténuer, sinon juguler, la violence qui lui est faite ? Assurément non, même si le retour de notre cœur à un état moins endurci, Méduse voulant bien regarder ailleurs, ne serait pas chose négligeable. L’immigration relève d’une analyse politique ; l’analyse politique dicte à qui veut agir la conduite à adopter face à ce que l’on s’obstine, dans le contexte actuel, à nommer un problème : le « problème de l’immigration ». Je me contenterai de rappeler à ce sujet qu’il n’est de problème que pour celui qui le pose et qu’il n’existe, en tant que problème, que dans les termes où il est posé. L’immigration est un fait ; elle n’est pas plus en soi un problème que tout autre fait. Maintenant qu’elle a été commuée en problème, et dans des termes qui n’honorent guère ceux qui le posent pour s’en servir, force est au militant, et donc à l’analyste, de se placer sur ce terrain, quand bien même serait-il tenté d’y voir moins un problème que la solution à d’autres problèmes. Comment Terray évoque-t-il la question dans cet ouvrage ? Je me contenterai de quelques remarques dont on voudra bien pardonner le caractère abrupt pour cause de simplification.

Tout d’abord, le traitement réservé à l’immigré joue le rôle de détecteur de Méduse. Il révèle les forces qui, ici et aujourd’hui, infiltrent, grippent et détournent le fonctionnement des institutions dont, dans plusieurs chapitres de l’ouvrage, Terray s’applique à montrer le caractère intrinsèquement fragile et ambigu, ouvert aux maléfices de la Gorgone. Ce traitement expose à la lumière, en particulier, l’une des formes que peut prendre, et que prend effectivement dans la conjoncture historique actuelle, la crise de la loi, venant à fissurer l’édifice démocratique, construit pour garantir l’espace des libertés et prévenir l’arbitraire. Pour être bref, d’une part, la loi édicte ce qui doit être ; son autorité émane de la souveraineté populaire, érigée en doctrine. Or la situation faite à l’émigré oblige à n’admettre que sous réserve cette souveraineté du peuple. Au peuple, en effet, s’imposent les droits de l’homme et de la personne, lesquels ne procèdent pas de lui. Qu’en est-il alors de lois allant contre ces droits ? D’autre part, la loi doit être la même pour tous ; c’est en cela qu’elle prémunit contre l’arbitraire. Or, s’agissant de l’immigré, la loi administre, d’abord, la preuve qu’elle n’est pas la même pour tous et, ensuite, qu’elle autorise l’arbitraire. Il suffit qu’elle soit générale – et, générale, elle ne peut que l’être sauf à déroger à son caractère de loi – et formulée en termes vagues – et, imprécise, la loi ne peut que l’être puisqu’elle ne saurait faire la part des situations singulières – pour que son application soit abandonnée à l’administration. « La loi se tait ; l’administration tranche. » Elle tranche donc au cas par cas, se soumettant par ailleurs, plus souvent qu’à son tour, aux pressions du politique. Il s’agit là d’un exemple typique, et spécifiquement contemporain, du processus opposant le politique et la loi, explicité dans plusieurs chapitres du livre. Dans « Démocratie et liberté », Terray cite cette formule de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et c’est la loi qui affranchit ». Toutefois, par une viciation de la loi, à laquelle toute loi prête structurellement le flanc, l’immigré est tout à la fois opprimé par la liberté, celle concédée à l’employeur ou au logeur, et par la loi qui, loin de l’affranchir, limite l’exercice de sa liberté.

Faudrait-il, pour autant considérer l’immigré sous les seuls traits d’un être s’offrant passivement à ce qu’on lui fait subir ? Il serait alors une pure victime, uniquement une victime : victime de la misère l’obligeant à quitter le sol natal, des périls affrontés sur le trajet, des obstacles mis à son entrée, de l’accueil qui lui est fait si, ayant survécu aux périls et surmonté les obstacles, il pénètre dans nos territoires. On se plaît, en France, à évoquer le robinet de l’émigration ; il serait à entrouvrir, à refermer, à rouvrir, bref à réguler au gré des solutions envisagées par le politique pour traiter du « problème de l’immigration ». L’image du robinet n’est pas seulement une offense faite à des humains, réduits à l’état de particules indifférenciées d’un flux ; elle témoigne d’une singulière myopie face à la réalité. Bien qu’agi par des forces qui lui sont extérieures, l’immigré est un sujet agissant. Au demeurant, issu de plus en plus souvent des classes moyennes des pays pauvres, il a des connaissances, des diplômes, un savoir-faire professionnel ; il n’est nullement aveugle et sourd quant à l’état du monde. Soumis à un destin, celui que des bras armés lui façonnent, il en est aussi l’acteur. Il paraît étrange de devoir rappeler que l’immigré est une personne et non un individu interchangeable. Cela signifie qu’il est dépositaire d’aspirations, porteur d’un projet dont il a pris l’initiative et dont, au terme d’une décision qui est la sienne, il choisit de se donner les moyens de le réaliser. Les faits et gestes d’une personne ne sont pas des agissements réflexes ; ils constituent des actions menées dans un certain contexte, dont elle n’ignore pas tout, avec des atouts qu’elle sait détenir. C’est le sujet du chapitre intitulé « Nomades et sédentaires dans l’histoire, du Moyen Age à nos jours ». Lisons-le brièvement.

Le contexte, d’abord. Pour dire vite, il est celui du troisième âge du capitalisme, à l’heure de la mondialisation économique : le capitalisme financier. En ce qui concerne l’argent, nerf ultime de la compétition, l’espace de circulation n’a d’autres limites que celles du globe. La finance n’a pas de lieux, à la différence des infrastructures industrielles qui se déménagent mais n’en nécessitent pas moins des ancrages territoriaux. Une série de clics informatiques suffisent pour expédier et réexpédier d’un bout du monde à l’autre des montants monétaires dématérialisés dont le total défie l’imagination. Impossible de suivre leurs traces. Le capital financier s’est fait nomade ; le capitalisme industriel s’y efforce mais il ne peut que rester à la traîne. Du côté du travail, la situation est différente en raison de la persistance des frontières, freinant la circulation de la main d’œuvre, et du contrôle des migrations. Il en résulte que le capitalisme, dans son expression la plus moderne, marche sur deux jambes dont l’une est mobile à l’extrême et l’autre souffre d’entraves. Or la production capitaliste a besoin de migrants, de migrants légaux effectuant les tâches délaissées par les ressortissants des pays riches, de migrants en situation irrégulière constituant une force de travail bon marché, à l’égal de celle présente dans les pays pauvres où les entreprises délocalisent. Délicat de transporter l’usine en Tunisie ? Employons donc ici même des Tunisiens pour des rémunérations aussi basses que celles ayant cours là-bas ! Toutefois le pouvoir politique renâcle à suivre les vœux, avoués ou inavoués, des agents du capital. Il est tout à son mieux-disant eu égard au traitement du « problème de l’immigration ». Lorsque le gouvernement suggère de restreindre l’émigration légale, le Medef fronce le sourcil et met en avant la notion de société ouverte. C’est dans ce contexte équivoque, où règne le compromis, que les immigrés agissent et décident. Ils conçoivent la nomadisation comme un moyen d’améliorer leur destinée et celle de leurs proches, quitte à endurer les pires souffrances ; elle est aussi, selon Terray, une arme dans leur lutte contre le système, celui prévalant là-bas comme ici. Ils constatent que « le capital financier tient sa supériorité de son caractère nomade et ils commencent à développer un contre-nomadisme afin de faire contrepoids ». Et les immigrés parviennent à franchir les frontières, ces frontières dont il n’est pas vraiment souhaité, du moins par les agents du capital, qu’elles soient hermétiques, pour cause d’avantage retiré de cette « délocalisation sur place ». Les effectifs de migrants illégaux ne sont nulle part, en effet, en diminution. D’une certaine façon, l’immigré réclame du capitalisme qu’il soit fidèle, sinon à ses principes, du moins à sa logique de fonctionnement. Forcera-t-on la pensée de Terray en disant qu’il compte intelligemment sur l’intelligence propre du système ? Toujours est-il qu’il s’infiltre dans les contradictions de ce système ; en les dévoilant, il les creuse et sait qu’il les creuse. C’est là un de ses atouts.

Des atouts, il en a d’autres. Le passé en témoigne. Terray revient, en effet, dans la première partie de ce chapitre, sur l’opposition entre nomades et sédentaires ; elle marqua l’histoire de l’Eurasie, depuis le Néolithique jusque tard. C’est ce duel que le migrant fait réapparaître, selon Terray, sur la scène mondiale, mais déplacé du terrain de la guerre dans celui de l’économie. On assiste, écrit-il, au retour en force du nomade. Or, à la guerre, le nomade avait l’avantage. Sa mobilité lui autorisait le choix du lieu et de l’heure de l’attaque. Le nomade a l’initiative ; il joue de l’effet de surprise ; il utilise à plein sa liberté d’action dont le sédentaire a fait le sacrifice en veillant sur des biens fixes. Il surgit de nulle part, selon l’entendement du sédentaire ; il harcèle ; il se replie on ne sait où ; de là, il repart à l’assaut. Surtout le nomade fait preuve de vertus morales faisant défaut au sédentaire ; ici Terray se réfère aussi bien à Ibn Khaldoun qu’au colonel Lawrence, tirant les leçons de la victoire bédouine sur l’armée turque. Des nomades ont investi Damas ; tout au long de leur remontée de la péninsule arabique, la légèreté a pris le pas sur la lourdeur, fût-elle munie d’artillerie. Le nomade est sobre, endurant, peu sujet à la mollesse d’âme ou à la corruption du caractère. Dans le passé, les nomades ont toujours su forcer ou isoler les camps retranchés (avant d’en construire eux-mêmes). L’histoire donne donc toutes raisons d’espérer aux migrants, ces nomades d’aujourd’hui. Leur succès, écrit Terray, sera « pour le plus grand bien du plus grand nombre ».

Ma dernière remarque sur cet ouvrage portera sur ce point. Pour le plus grand bien du plus grand nombre ? Oui, et cela nous inclut ; leur succès serait aussi pour notre plus grand bien. Le sort que nous réservons aux immigrés, en voulant nous refermer sur nous-mêmes, est le symptôme d’une certaine pathologie. Elle affecte nos communautés nationales. Cette pathologie, Terray en emprunte le diagnostic à l’historien hongrois Istvan Bibo, dans le cadre d’une réflexion portant sur un tout autre sujet, l’avenir de la dissuasion nucléaire. Elle a nom hystérie politique. Une communauté nationale ou plurinationale, l’Europe, celle de Schengen bien sûr, atteinte d’hystérie politique [2], se met à nouer un rapport faux avec la réalité. Son aveuglement la conduit à former une représentation du monde simplificatrice, où tout se tient et qui justifie tout, se nourrissant essentiellement de craintes et de fantasmes. Si les choses ne vont pas bien pour une communauté saisie par cette affection, c’est qu’elle est agressée de l’extérieur. Comment pourrait-elle imaginer être responsable de ses maux ?

Retenons cette idée d’une communauté appliquée à s’abuser et transposons ce cas de figure dans le domaine de l’immigration. La fausseté de son rapport au réel se manifeste bien au-delà de la situation dans laquelle elle estime être mise. Son système du monde tend, en effet, à procurer à cette communauté les causes générales de l’agression particulière dont elle jure faire l’objet. L’immigré d’aujourd’hui, c’est alors l’étranger de toujours : l’Autre et les périls qu’il transporte. Il faudrait lui barrer la route, s’en protéger. Rester entre soi, comme on l’aurait été hier, telle serait la condition mise pour retrouver des jours heureux. C’est le sujet du premier chapitre de l’ouvrage, reprenant le texte d’une intervention devant l’assemblée générale de la Cimade : « Le rôle de l’Autre dans la constitution de l’être humain ». Terray s’y exprime en anthropologue et il cite Lévi-Strauss : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser sa nature, c’est d’être seul » (Race et histoire).

Une communauté envahie par l’hystérie politique est celle où se cultive une double illusion : on serait seul à soi tout seul ; il fut un temps où l’on était seul à soi tout seul. La première de ces illusions procède d’une faute de logique élémentaire ; il n’est que trop évident que l’identité exige l’altérité, tout comme l’altérité exige l’identité. Pour être soi, il faut qu’il y en ait un autre ; c’est grâce à l’Autre qu’on est soi ou, plus exactement, qu’on le devient. Cela vaut pour une personne, un groupe, un peuple, une culture. L’idée d’une culture unique contredit celle de culture. La seconde de ces illusions découle d’une singulière méconnaissance du passé. Si une communauté n’est celle qu’elle est que dans la mesure où il y a d’autres communautés, elle n’est celle qu’elle est aujourd’hui que dans la mesure où elle a accueilli en son sein des biens, des idées et, tout autant, des hommes provenant d’autres communautés. Le devenir de toute communauté, depuis la première et la plus élémentaire d’entre toutes, réclame qu’elle s’arrache continûment à la (prétendue) douceur de l’entre-soi [3]. Et, de fait, toutes les communautés se sont pliées à cette condition de survie et de reproduction à la façon exacte dont chaque être humain n’a pu qu’être fait d’autrui pour réaliser sa nature.

En 1676, le temps n’était pas encore venu des grands changements décrits par Paul Hazard dans La crise de la conscience européenne. Bossuet et La Bruyère sont dans la force de l’âge et de l’influence ; le Grand Siècle n’aime pas les vents du large ; il est assez provincial. Voici pourtant qu’une voix s’élève, celle de Gabriel de Foigny : « Ceux-là sont aveugles et sourds et sans expérience qui s’imaginent que l’Europe est un pays plein qui n’a nul besoin de ses voisins (…) Il n’est pas de doute que si elle pouvait communiquer avec les Australiens elle ne fût tout autre qu’elle n’est maintenant ». Et cela, pour le meilleur, n’a nul besoin de préciser Foigny. De ces Australiens, il parle sans les connaître et pour le regretter. Nos « Australiens » à nous, ils tentent de forcer nos portes. Il vaudrait mieux pour eux mais aussi pour nous qu’on les ouvre. Ce serait, de notre part, un signe de guérison et une promesse d’avenir, en attendant un autre maléfice de Méduse.

par Gérard Lenclud [12-07-2011]

Partager cet article
Repost0
1 avril 2012 7 01 /04 /avril /2012 13:47

Article repris de www.contrepointphilosophique.ch

Rubrique Humorales

8 janvier 2012

« White trash », ou « poor white trash » – que l’on traduira par « ordures blanches » ou « pauvres ordures blanches » – sont des termes anglo-américains péjoratifs utilisés aux USA pour désigner les Blancs pauvres et désocialisés des Etats-Unis. Ces termes les désignent comme une classe sociale inférieure, au niveau de vie dégradé, des réprouvés de la société respectable, des marginaux potentiellement dangereux car imprévisibles, irrespectueux des autorités politiques légales ou morales. Ce terme est plus particulièrement utilisé par les Noirs comme une insulte mais il est aussi utilisé par les Blancs de statut économique plus élevé ».

Cette présentation est une traduction de l’anglo-américain. Vu de France, ce descriptif laisserait à penser qu’il s’agit d’exclus de la vie sociale, de clochards. Mais bien que l’éthique chrétienne se soit dans une large mesure effacée, les clochards n’ont jamais suscité ici ce mépris général déculpabilisé dont rendent compte ces lignes.

De fait, les images de ces marginaux, que l’on peut trouver aisément dans la documentation du web sous ce label infamant, ne nous montrent pas des clochards. Plutôt ressemblent-ils à des icônes emblématiques de la société de consommation. Selon les critères économiques qui la régissent, ces consommateurs sont sélectionnés par leur budget qui les dirige vers des hypermarchés à bas prix qui ont pour fonction de drainer l’argent disponible jusqu’au fin fond des marges sociales.

C’est dans cette marge économiquement la plus faible du consumérisme et la plus vulnérable de « l’individualisme de masse » que se dévoile le mieux leur impact culturel délétère.

Que nous disent ces images de ces hommes et ces femmes ? La première caractéristique est là aussi quantitative : c’est l’obésité. Signe de la souffrance des corps soumis à l’injonction consumériste, appelés à se remplir pour répondre à un manque qui n’est pas le besoin mais le désir. Un manque qui s’exprime sur le mode de la pulsion d’achat, d’autant plus exacerbée que la parole a moins cours et d’autant plus obsédante que s’y opposent des limites... pécuniaires.

Leurs choix vestimentaires sont indicatifs de leur souffrance psychique, d’un vide existentiel induit par l’individualisme de masse. Interpellés par les médias où s’exhibe le privilège de l’identité, désormais réservée à une élite, ne reste plus à ces sujets anonymes que l’imitation des caprices de stars, l’insurrection des apparences, pour tenter d’exister. Le choix, vecteur structurant du consumérisme, faisant ses offices de semblant, de « m’as-tu vu » et de tape à l’oeil. Ce « pourquoi pas MOI » narcissique, dont l’ampleur est à la mesure des frustrations qui le sous-tend, s’exhibe avec une multiplicité d’accessoires et une liberté pathétiques : coiffures délirantes, corps dénudés sans retenue, exposition explicite des « orientations sexuelles », transfert de l’intime dans l’espace public (les consommateurs déambulent dans les hypermarchés en sous-vêtements, mules d’appartement, maillot de bain, robe de chambre...).

Pourquoi cette absence de normes et cette ostentatoire liberté individuelle, pourtant conformes aux idéaux libertaires dominants, ne vaut-elle pas à ces adeptes approbation et reconnaissance ?

Victimes du consumérisme, de l’effondrement éducatif et culturel, des mirages de l’individualisme, ces consommateurs sont les plus authentiques produits de la société de consommation. Mais ils en sont aussi ses plus visibles et pathétiques symptômes. Pourquoi ne suscitent-ils pas la compassion ? C’est là entrer dans la dimension la plus obscure de la réalité humaine. Tant que l’être humain perçoit son semblable dans sa différence, avec une distance suffisante, il peut manifester une certaine tolérance. Il n’en est pas de même quand les différences s’estompent, a fortiori quand s’exerce un effet de miroir. C’est précisément l’effet produit par ces « consommateurs bas-de-gamme » qui s’offrent comme un miroir horrifique à l’ensemble de la société consumériste. Ils suscitent alors un violent rejet narcissique qui s’exprime par un mépris et une haine déculpabilisés qui ressemblent fort à ceux qui mobilisent les violences sacrificielles.

Dans le village global issu de l’expansion mondiale du libéralisme économique et structuré par les médias qui s’en font le porte-parole, l’identité présente ce paradoxe de n’avoir jamais été aussi précaire pour le plus grand nombre et aussi tonitruante pour ses élites Comme toute aristocratie, elles se définissent par la nomination. L’identité ne peut s’affirmer dans ce contexte sans la renommée, qui exige la répétition du nom mais aussi la promotion du visage et leur amplification médiatique.

Cette identité convoitée ne peut donc se définir que sur la scène habilitée à la reconnaissance universelle que sont les pages « people » et la lucarne télévisuelle. Si cette renommée est susceptible de conférer à une poignée d’individus une identité à la mesure de l’immensité du monde, celui-ci s’ouvre pour les autres comme un abîme où ils s’éprouvent comme disparition et déchéance. D’où cette exigence de renommée pour exister, pour être digne d’être un homme.

Un homme dont la singularité est dissoute dans la masse, un homme sans nom, sans visage et sans parole peut-il au demeurant être reconnu comme un homme, c’est-à-dire comme son semblable par un autre homme ? Cette déchéance subjective de « l’atome de la masse », cet innommable qui lui est implicite, qui le disqualifie au point de le déshumaniser, suscite ordinairement ce que René Girard appelle la crise mimétique : une réaction archaïque de répulsion, de distanciation et de désensibilisation qui engendre un rejet violent qui peut aller jusqu’au meurtre. Quand elle est discriminatoire et légitimée par la condamnation collective, cette disqualification préfigure le retour du sacrifice du bouc émissaire. Une procédure sacrificielle archaïque qui a pour fonction de réconcilier le corps social avec lui-même aux dépens d’un tiers (qui peut être un individu ou une catégorie sociale).

Le contexte de la crise structurelle du capitalisme financier constitue pour ces nouveaux damnés un danger supplémentaire. Sous ces auspices, la confrontation entre les idéaux et les réalités sociales américaines semble en effet prendre un nouveau tournant. Après des siècles de racisme et d’inégalités sociales et à l’opportunité de la substitution des luttes identitaires à la lutte des classes, la prétention politique persistante des Etats-Unis à donner naissance à une société nouvelle semble s’orienter vers un nouveau choix de bouc émissaire : les Blancs de la classe ouvrière.

© Véronique Hervouët

www.contrepointphilosophique.ch

Rubrique Humorales

8 janvier 2012

Ce texte a été publié dans le numéro 82 de La Décroissance, paru en septembre 2011.

 

Partager cet article
Repost0
27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 12:47

Extrait d'une lettre du Marquis de Sade à sa femme alors qu'il est emprisonné sur lettre de cachet. Elle date de 1783.

"Ma façon de penser, dites-vous ne peut-être approuvée. Et que m’importe ? Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maitre de la changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie : elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres. L’homme raisonnable qui méprise les préjugés des sots devient nécessairement l’ennemi des sots ; il doit s’y attendre et s’en moquer. – Un voyageur suit une belle route. On l’a semée de pièges. Il y tombe. Dites-vous que c’est la faute du voyageur, ou du scélérat qui a tendu les pièges ? Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes gouts, nous pouvons donc nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. Ces principes et ces gouts sont portés par moi jusqu’au fanatisme, et le fanatisme est l’ouvrage des persécutions de mes tyrans. Plus ils continuent leurs vexations, plus ils enracinent mes principes dans mon cœur, et je déclare ouvertement qu’on n’a pas besoin de me jamais parler de liberté, si elle ne m’est offerte qu’au prix de leur destruction. "

 

Cette citation de Sade m'a toujours beaucoup plu, je ne suis pas sûr de savoir pourquoi ni si j'ai de bonnes raisons pour cela, l'idée d'un engagement total dans la pensée, un engagement assumé jusqu'à ses dernières conséquences, l'idée d'une pensée qui veut assumer jusqu'à ses conditions dernières, le corps définissant un point de vue et venant la menacer dans ses prétentions, le goût de la polémique. Une parole portée par un "je" qui mobilise toutes les forces de l'existence et qui est le véhicule d'une existence portée à son incandescence...

Partager cet article
Repost0
27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 09:21

 Texte extrait du "regard politique"

 

"Est-ce que la religion contemporaine de l’humanité ne repose pas sur une foi dans les idées philosophiques? N’a-t-on pas tendance à confondre notre cité démocratique et la cité de la philosophie?

 

En effet. Les Européens aujourd’hui ont le sentiment de vivre un accomplissement philosophique. S’ils ne croient plus à leur mission civilisatrice, au fardeau de l’homme blanc, ils demeurent persuadés d’être à l’avant- garde de l’humanité: colonisateurs, décolonisateurs, post-colonisateurs humanitaires, nous sommes toujours les premiers selon notre jugement. Aujourd’hui, nous montrons au monde ce que seront la paix et la démocratie à la fin de l’histoire et nous donnons au reste du monde notre paix à imiter. Nous montrons à nos frères moins avancés comment l’aventure humaine s’achève. Cette conviction, si puissante parmi les Européens, résulte de plusieurs facteurs qui sont difficiles à démêler.

 

Un des principaux tient certainement à ce dont vous parlez, à savoir l’emprise de la philosophie ou de certaines idées philosophiques sur l’esprit européen depuis le XVIII° siècle. C’est au XVIII° siècle, je crois, que la référence à l’humanité fut détachée entièrement de toute association humaine même la plus grande, même le plus vaste empire, même l’Eglise la plus universelle. Or, cela ne s’était jamais produit. Jusque-là, les grandes politiques de l’universel avaient été des politiques impériales ou alors ecclésiales — empire d’Alexandre, empire romain, Église catholique. L’universel avait jusque-là toujours été un empire universel, même et y compris lorsqu’il reposait sur la philosophie, lorsqu’il était compris comme réalisant la philosophie. Après tout, l’idée d’un empire philosophique est une idée très ancienne: c’est l’interprétation que Plutarque donne déjà de l’empire d’Alexandre; c’est l’interprétation que Dante donnera plus tard du Saint Empire romain. Pour Plutarque comme pour Dante, l’empire d’Alexandre ou le Saint Empire romain réalisent la philosophie d’Aristote. Et réciproquement, pour eux, la philosophie d’Aristote se réalise dans la forme politique impériale.

 

En revanche, l’humanité que nous célébrons depuis le XVIII° siècle n’est ni une Eglise, ni un empire, c’est une idée qui enveloppe toute association humaine et dont l’autorité l’emporte sur celle de toute association humaine, même le plus vaste empire, même l’Eglise la plus universelle. Cette idée dégagée au XVIII° siècle n’a pas eu le temps d’aller au bout de sa carrière au cours du siècle, puisqu’à partir de la Révolution française, cette notion d’humanité que les Lumières opposaient à l’Eglise comme un universel plus vaste et «plus humain» que l’Église, va être médiatisée par la nation — médiatisée, c’est-à-dire concrétisée, rendue réelle, mais aussi bien sûr limitée et circonscrite.

 

À la différence de l’humanité qui en principe est une, les nations sont plusieurs, les nations européennes sont en rivalité, vont être en rivalité croissante, chacune entendant concrétiser, réaliser l’humanité la plus noble, la plus complète, la plus satisfaisante. Cette histoire que je rappelle ici d’un mot, c’est le XIX° et le premier XX° siècles. Mais aujourd’hui que les nations européennes ont perdu une grande partie de leur légitimité dans les deux guerres mondiales, la notion d’humanité élaborée au XVIII° siècle réapparaît dans son évidence philosophique première, et elle réapparaît non seulement sans que soit éprouvé le besoin d’une médiation, mais accompagnée d’une hostilité vigilante à l’égard de toute médiation, à l’égard de toute concrétisation. Qui évoque la nécessité d’une médiation pour concrétiser l’humanité — médiation nationale ou médiation d’aucune autre forme politique — est vite soupçonné d’être sinon un ennemi de l’humanité, du moins un ami un peu trop tiède de celle-ci. Qui ne voit pas l’humanité comme réalité immédiate, comme évidence de l’expérience en quelque sorte, trahit pour l’opinion dominante son hostilité à l’unité humaine et donc à l’humanité elle-même. Telle est l’autorité parmi nous de cette idée, d’origine philosophique, de l’humanité."

Partager cet article
Repost0
27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 08:49

 

Conférence prononcée par Pierre Manent le 2 mars 2009 à l’Institut Français de Prague

 

« Contrairement à ce qui est souvent dit, le libéralisme n’est pas étranger à la France. Certains des auteurs les plus profonds, les plus aigus ou les plus influents de la tradition libérale sont français. Ce qui est vrai, c’est que la tonalité du libéralisme français est en général plus sérieuse, voire sombre, qu’allègre et conquérante. La France est le pays du libéralisme triste ou de la mélancolie libérale. Je ne prétends pas appartenir à la grande tradition libérale française, mais vous aurez l’impression, je le crains, que je partage du moins sa tristesse ou sa mélancolie. J’aurais voulu apporter de meilleures nouvelles. Je ne puis.

La meilleure manière peut-être d’entrer directement dans la question qui nous occupe ce soir, c’est de considérer que le libéralisme, dans sa définition la plus synthétique, c’est la révolution des droits de l’homme.

Par « révolution » je n’entends ici ni un événement brusque et bouleversant comme le fut par excellence la Révolution française, ni un processus séculaire et progressif comme cette « révolution démocratique » que Tocqueville contemple et analyse. J’entends plutôt par ce mot la cristallisation de principes nouveaux de l’organisation collective, avec les effets de recomposition que ces principes nouveaux vont avoir sur la vie humaine dans tous ses aspects.

 

1) La révolution des droits de l’homme : essai de définition

 

Comment approcher de la manière la plus judicieuse cette cristallisation de principes nouveaux, ce « moment des droits de l’homme » ? Il me semble que l’histoire de la philosophie fournit les repères les plus pertinents : la révolution est vraiment enclenchée quand la notion des droits de l’homme est dégagée, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVII° siècle. D’où vient la notion, à quoi répond-elle ? Elle répond au problème suivant : quel est le meilleur gouvernement possible pour les peuples chrétiens ? Par « peuples chrétiens », j’entends les peuples ayant reçu la proposition chrétienne d’une nouvelle cité – d’une communauté universelle réelle.

Cette proposition chrétienne induit un problème politique inédit : comment chaque corps politique peut-il se gouverner tout en reconnaissant l’autorité supérieure de la communauté religieuse universelle ? Quelle place faire au pouvoir spirituel à cause duquel les hommes, « voyant double » selon l’expression de Hobbes, ne savent plus à qui obéir ? Vous connaissez le diagnostic sévère de Rousseau : « il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politique impossible dans les États chrétiens. »

Il s’agit donc de trouver un nouveau principe de gouvernement qui réunisse les hommes divisés par la séparation des deux pouvoirs temporel et spirituel. On est obligé de reconsidérer jusque dans ses fondements le sens de la vie commune. Jusque-là, vivre humainement voulait dire avoir part à l’association humaine, politique ou religieuse, et donc obéir à la loi qui était la règle de cette association. Ce principe avait valu pour toutes les associations connues jusque-là : pour les cités grecques comme pour Rome, pour l’Église comme pour le peuple juif, pour les nouveaux royaumes d’Europe, etc. Désormais – tel est le nouveau principe – il ne s’agira plus d’obéir à la loi, mais de faire valoir ses droits. Le sens nouveau de l’ordre politique, c’est de protéger les droits des individus.

Jusque-là le commun détenait la légitimité principielle. Désormais l’ordre légitime part de l’individu et revient vers l’individu. Lisons la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 89, art. 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »

« Conserver les droits naturels » : l’expression, qui résume parfaitement le nouveau principe, est cependant un peu trompeuse par sa connotation « conservatrice ». Il s’agit fort peu de conserver ! « Conserver les droits naturels », c’est déclencher le plus grand mouvement des choses humaines que l’on ait jamais vu.

Les droits naturels viennent au jour dans ce que les philosophes appellent l’état de nature ou la condition naturelle de l’humanité, lorsque les hommes, vivant sans loi, sont des individus libres et égaux. Les philosophes se font des idées différentes de cet individu, de ses passions, de ses motifs.

Pour Hobbes, il est mû par un désir de pouvoir qui ne cesse qu’à la mort. Pour Locke, il fuit l’uneasiness, l’inconfort ou l’inquiétude d’une vie assaillie par les besoins. En tout cas, le mouvement qui emporte les hommes – les individus – n’a pas de fin ni de terme : il est incessant. Ainsi l’individu vient au monde comme quantité de mouvement. « Conserver ses droits » veut dire : ne pas entraver son mouvement, ou écarter les obstacles qui l’entravent. La révolution des droits de l’homme, ou le libéralisme, libère le mouvement des choses humaines : libre circulation des hommes, des marchandises, des idées, des capitaux, des affects, etc. Le libéralisme, c’est le parti du mouvement.

La révolution libérale aura donc deux sortes d’ennemis ou au moins d’adversaires. D’un côté, ceux qui veulent freiner le mouvement (les conservateurs) ou même revenir en arrière (les réactionnaires – le mot de « réaction » appartient d’abord au langage de la physique). De l’autre, ceux qui veulent accélérer le mouvement, « libérer les forces productives » entravées par les rapports de production capitalistes. Si le communisme veut supprimer le capitalisme, c’est pour le dépasser, pour accélérer son mouvement. Quant à la gauche non révolutionnaire, elle veut du moins accélérer la « mobilité sociale ».

Voilà donc, dans les termes les plus simples et les plus synthétiques que j’aie pu trouver, le principe de la révolution libérale des droits de l’homme. Il nous faut considérer maintenant le dispositif par lequel on s’est efforcé de mettre en oeuvre ce principe.

 

2) Le dispositif libéral

 

C’est un dispositif polaire : il est constitué de deux pôles en tension qui sont l’un pour l’autre à la fois un instrument et un obstacle. Ces deux pôles sont évidemment l’État et la société civile. L’État souverain – c’est-à-dire l’État « absolu » – est la condition de possibilité de l’ordre libéral.

Si les sociétaires veulent protéger leurs droits égaux, il faut qu’il aient au préalable produit « le plus grand pouvoir qu’ils puissent imaginer », celui capable de faire passer sur la société tellement inégale le niveau de l’égalité. Il faut qu’ils aient au préalable construit un « lieu abstrait », un point d’Archimède, qualitativement distinct de la société pour pouvoir gouverner celle-ci impartialement. Seul un État ainsi élevé au-dessus de la société peut nous gouverner en nous laissant libres.

L’autre pôle est donc la société. Si l’État est l’invention ou l’artifice de la politique libérale, la société est sa découverte : la société comme « commerce » ou « marché ». En même temps qu’on construit l’État « vertical », on observe que les hommes tendent à produire spontanément un ordre « horizontal ». Il n’est pas nécessaire, en tout cas il n’est plus nécessaire de les commander de haut en bas ; il suffit de fixer les règles qui leur permettront de chercher librement leur intérêt en faisant valoir leurs droits. Il s’agit seulement de les laisser libres, pas seulement dans l’ordre économique mais dans tous les ordres de la vie. Que l’État se contente d’être juste, nous nous chargerons d’être heureux, dit Benjamin Constant.

L’État et le marché, ou la « société de marché », sont donc les deux pôles du dispositif libéral.

Les deux pôles ont besoin l’un de l’autre. Ils se conditionnent réciproquement. La société de marché a besoin de l’État pour fixer et faire respecter les règles, et d’abord la première, celle de l’égalité des droits. L’État de son côté a besoin du marché pour disposer de la plus grande puissance possible, puisque c’est en laissant les hommes libres de suivre leur intérêt et de faire valoir leur indépendance et leurs talents que l’on produit le plus de richesses et donc de puissance. Les ennemis des régimes libéraux l’ont éprouvé à leurs dépens au cours du siècle précédent.

Tout cela est fort bien, direz-vous, mais enfin nous sommes au milieu d’une crise qui secoue jusque dans ses fondements l’ordre libéral. Est-ce que le libéralisme n’est pas aujourd’hui mis en cause dans son dispositif et peut-être même dans son principe ?

 

3) La crise présente

 

La crise présente remet-elle radicalement en cause cet « ordre du mouvement » que j’ai essayé de dessiner ? Il est évidemment impossible de répondre avec assurance à cette question, puisque la crise a à peine commencé à dérouler ses effets économiques, et que nous ne pouvons que conjecturer ses effets politiques prochains ou lointains. Cette incertitude étant admise, je dirai cependant que la crise que nous traversons ne me semble pas par elle-même remettre en cause la révolution libérale.

Ce que l’on désigne souvent comme le « retour de l’État » ne contredit pas la formule libérale originelle. Je viens de souligner l’importance du rôle de l’État dans la production des conditions de la vie libérale. C’est le moment de faire remarquer que ce qui, dans la dernière période, s’est fait passer pour la doctrine libérale, représente en réalité un infléchissement considérable de celle-ci.

Arrêtons-nous un instant sur ce point.

Je dirai les choses ainsi. Nous sommes passés sans nous en rendre compte du gouvernement libéral à ce que j’appellerai un néo-libéralisme des règles. Celui-ci s’appuie sur les principes élaborés avec beaucoup de soin et formulés avec beaucoup d’ampleur par Hayek. Le problème avec Hayek, dirai-je un peu irrespectueusement, ce n’est pas qu’il soit « trop libéral », ou « ultralibéral », c’est qu’il se fasse une idée fausse des régimes libéraux ou de ce que j’appellerai le « libéralisme réel ». Il voit la supériorité du libéralisme dans la sélection progressive d’un ensemble de règles qui n’a été voulu par personne mais qui s’impose par sa plus grande efficacité non seulement économique mais aussi, plus généralement, de civilisation. Tel est l’ « ordre spontané » dont Hayek s’est fait le théoricien.

Ce que néglige cette thèse, c’est combien le libéralisme, loin d’être l’abandon confiant et pour ainsi dire « quiétiste » à un ordre spontané, fut d’abord, et reste toujours, recherche et construction d’un meilleur gouvernement. Certes ce meilleur gouvernement se réalise en laissant les hommes libres le plus possible, ou en leur accordant une latitude d’action jusque-là inconnue, mais le gouvernement récolte les fruits de cette liberté en prospérité accrue (et donc en recettes fiscales plus abondantes !), en meilleure connaissance des besoins sociaux, et finalement en plus grande capacité d’action. Ce serait une approximation, mais éclairante dans notre contexte, que de dire : les régimes libéraux l’ont emporté parce qu’ils gouvernent mieux.

Il est vrai d’autre part que le dispositif libéral comporte nécessairement et comme mécaniquement des oscillations de plus ou moins grande ampleur entre ses deux pôles. C’est tantôt l’État, tantôt le marché qui attire la confiance au détriment de son complément qui est aussi son concurrent. Les époques d’équilibre sont rares. La dernière période qui s’est achevée avec la crise a été caractérisée par un mouvement violent en direction du marché, dont on imaginait que non seulement il pourrait se passer de toute régulation étatique, mais que même il ouvrirait la voie à une modalité absolument inédite de l’association humaine : l’humanité mondialisée. Cette « utopie libérale » a étendu son influence bien au-delà du domaine économique. Toute la vie sociale est apparue disponible pour la « gouvernance des règles » : plus de gouvernement responsable devant un corps de citoyens formant un peuple, mais des règles élaborées par un nombre indéfini de comités compétents qui ne sont responsables devant personne, leur légitimité étant suffisamment manifeste dans l’évidente bonté de la règle. La crise financière et économique a porté un coup très dur à la légitimité de cette gouvernance : les comités régulateurs qui se vantaient de leur compétence pure de toute contamination politique sont aujourd’hui très justement discrédités.

Revient au premier plan la responsabilité nécessaire de tous, y compris des compétents, devant le corps des citoyens. Les illusions de la gouvernance dissipées, le gouvernement revient au premier plan. Cela ne signifie pas que beaucoup de gouvernements seront à la hauteur de la tâche, mais cela ouvre le champ pour une « re-politisation » de la vie de nos sociétés.

Il est difficile d’imaginer quelle forme cette re-politisation pourra prendre. Dans la dernière période en effet, les « contenus » des partis dont l’alternance au pouvoir fait la vie de la démocratie moderne, ces contenus se sont largement dissipés. La droite et la gauche ont chacune abandonné le « peuple » qui faisait leur légitimité : en France en tout cas, la droite a abandonné la nation, la gauche a abandonné les prolétaires, et la droite et la gauche ont trouvé leur nouvelle identité dans un « projet européen » qui vise à produire une « démocratie sans peuple » gouvernée par les règles.

On ne voit pas bien comment aujourd’hui droite et gauche pourraient rendre à nouveau plausible un engagement politique qu’elles ont mis tant de zèle à abandonner. Il ne s’agit ici d’inculper personne. D’une certaine façon, l’affaiblissement de ces grands collectifs, la classe et la nation, était inscrit dans le principe même de la révolution des droits de l’homme. Ce principe en tout cas en contenait la possibilité. Marx n’a vu qu’une moitié de la révolution libérale, mais il l’a bien vue : les droits de l’homme, ce sont les droits de « l’homme séparé de l’homme ».

Dans la situation présente, nous ne savons pas s’il faut déplorer l’affaiblissement des liens sociaux et civiques, ou nous en réjouir. La crise des années 30 a activé les grands collectifs de la classe et de la nation, avec les conséquences que l’on sait. On ne souhaite pas renouveler l’expérience, mais on doit se demander sur quels principes de cohésion la re-politisation qui se dessine pourra s’appuyer. Pour le moment, il est frappant de constater que ce qu’on peut appeler la crise du capitalisme, ou la crise du libéralisme, ne redonne pas des forces ni même des idées à la partie anticapitaliste ou antilibérale de l’opinion. On en appelle à l’État comme à l’assureur en dernier recours, non pas à la classe ou à la nation ou à un autre collectif comme au principe d’un ordre nouveau devant succéder à l’ordre libéral. Nous craignons pour notre épargne, cela ne fait de nous ni des socialistes ni des nationalistes. Pour le moment en tout cas, l’ordre libéral reste en possession d’état, au moins par défaut : aucun de ceux qui le critiquent n’a la moindre envie de prendre sur ses épaules la responsabilité de lui donner un successeur. C’est pour cela qu’en France Nicolas Sarkozy, non content de faire, ou d’essayer de faire, des réformes d’inspiration libérale, se charge aussi de la critique et de la « refondation » du capitalisme. Dans un corps politique dépolitisé, le gouvernement prend tout à tour ou simultanément toutes les positions disponibles sur l’échiquier politique.

Peut-être faut-il dire que la révolution des droits de l’homme a réussi bien au-delà des attentes de ses promoteurs. Nous avons fini par devenir vraiment des individus installés dans le « rapport à soi », et nous ne savons plus comment nous rapporter à une « chose commune ». Ce n’est pas la crise financière ou économique par elle-même, la crise des attentes privées, qui produira du commun. Ce qu’il faudrait alors reprocher au libéralisme tel qu’il l’a emporté dans la dernière période, ce ne serait pas la crise comme telle – la crise est inséparable des choses humaines – , ce serait plutôt d’avoir à ce point dévitalisé les liens collectifs, les cohésions naturelles ou héritées, que nous ne savons plus vers quoi nous tourner quand les promesses de la gouvernance des règles dans une humanité mondialisée s’effilochent. La crise est l’aspect le plus spectaculaire de la situation présente, ce n’est pas nécessairement le plus intéressant. Elle risque de nous cacher la faiblesse intime de la révolution libérale, qui réside plutôt dans l’ordre de l’âme que dans l’organisation extérieure de la vie commune. Ce sera ma dernière considération.

 

4) L’homme des droits de l’homme

 

L’ordre libéral est donc porté par la foi dans le mouvement, par la confiance dans la liberté. La liberté au sens libéral du terme n’est pas ce qu’on appelait le libre arbitre, la capacité propre à l’homme d’être mû par des motifs qui lui sont propres, et non par des causes extérieures. La liberté libérale est indifférente à la question de la liberté des actes humains, si indifférente que la plupart des philosophes fondateurs du libéralisme donnaient une description de l’action humaine qui en fait quelque chose de « nécessaire ». Être libre, pour le libéralisme, je le répète, c’est ne pas être entravé par des obstacles extérieurs à l’individu ou au sujet.

La difficulté est alors la suivante : si être libre, c’est ne pas être entravé par des obstacles extérieurs, qu’est-ce que l’on fait quand les obstacles extérieurs ont été supprimés ? Qu’est-ce qu’être libre quand les libertés sont garanties ? Tant qu’il y a des obstacles à la liberté, le principe du libéralisme, c’est de renverser ces obstacles et d’ôter ces entraves, mais quand cette tâche révolutionnaire et libératrice a été accomplie, quel est le principe du mouvement ainsi désentravé ?

Soit la liberté d’opinion. Tout le monde comprend ce que veut dire le combat pour la liberté d’opinion parce que tout le monde comprend ce qu’est l’obstacle de la censure. Tant qu’il y a une censure, tout le monde comprend qu’une « opinion libre », c’est une opinion qui échappe à la censure. Mais quand il n’y a plus de censure, que veut dire une « opinion libre » ?

Soit le droit à la recherche du bonheur. Tout le monde comprend ce que veut dire ce droit dans une situation où la religion ou le gouvernement prétend imposer une certaine conception de la « vie bonne ». Mais quand les Églises comme le gouvernement ont renoncé à cette prétention, que veut dire exercer son droit à la recherche du bonheur ?

Défendre la liberté d’opinion est certes noble et nécessaire, mais cela ne nous apprend pas à former une opinion judicieuse. Défendre le droit à la recherche du bonheur est certes noble et nécessaire, mais cela ne nous apprend pas à conduire cette recherche. Le libéralisme est cette doctrine si puissante qui l’a emporté sur toutes les autres doctrines politiques, philosophiques et religieuses, et qui de toutes est la seule à ne fournir aucune règle pour conduire la vie humaine.

Ceux qui lui opposent une loi religieuse sont rarement des amis de la liberté, mais ils pointent une faiblesse bien réelle de l’ordre libéral. Non que nous ayons envie de recevoir des ordres, mais comment s’orienter dans le monde quand la seule chose que nous entendions, c’est : tu es libre ! Cette indétermination de la liberté libérale nourrit évidemment l’argumentaire contre la « corruption » libérale que nous avons tendance à écarter trop promptement ou trop dédaigneusement.

Comment le libéralisme surmonte-t-il cette difficulté ? Il ne peut se contenter de dire : vous êtes libre, faites ce que vous voulez, et ne posez plus de question ! A la difficulté, le libéralisme répond par la foi implicite ou explicite dans la coïncidence future entre la liberté extérieure et les dispositions intérieures : la liberté d’opinion conduira nécessairement à une opinion de plus en plus vraie. Du moins est-il permis de l’espérer. De même le droit à la recherche du bonheur conduira nécessairement à un bonheur croissant des individus. Du moins est-il permis de l’espérer. Si on ne croyait pas cela, le désir de liberté serait vain. Le même Benjamin Constant qui déclarait : que le gouvernement se contente d’être juste, nous nous chargerons d’être heureux, était amené à reconnaître que le but de l’humanité était moins le libre bonheur que le « perfectionnement », signifiant par là qu’il était impossible de considérer sérieusement la vie humaine sans désirer pour elle un autre but que la seule liberté. La liberté est peut-être la meilleure condition pour l’action humaine ; elle ne peut à elle seule donner sa finalité à cette action. Ce n’est pas un hasard si la foi dans le progrès a accompagné le développement de la civilisation libérale : la difficulté intrinsèque de la doctrine libérale, son indétermination anthropologique, ne peut être surmontée que par la foi en l’avenir.

Que se passe-t-il lorsque la foi en l’avenir disparaît ou est gravement affaiblie, lorsque l’on ne croit plus que la liberté d’opinion conduira jamais à des opinions significativement plus vraies, lorsque l’on ne croit plus que la libre recherche du bonheur produira jamais des individus significativement plus heureux ? Or il me semble que cette foi était déjà devenue bien faible avant même que la crise n’éclate. On pouvait depuis longtemps relever les signes de notre perte de confiance dans la capacité de la nature humaine de parvenir aux objets naturels de son désir, et même de s’en approcher. Nous sommes en proie à une faiblesse intime qui mérite notre attention au moins autant que les difficultés spectaculaires dont nous sommes témoins.

On peut dire bien sûr : il faut sortir de l’indétermination libérale, et trouver la vérité vraie, ou le bonheur véritable. Mais comment ne pas retomber alors dans le dogmatisme et l’arbitraire politiques ou religieux dont le libéralisme nous a heureusement délivrés ? Sommes-nous condamnés à osciller entre une liberté de plus en plus vide et des « vérités » arbitrairement décrétées ?

Si j’avais trouvé le moyen d’échapper à cette alternative insatisfaisante et même désolante, vous le sauriez déjà! Si quelqu’un avait proposé une manière convaincante ou seulement plausible de réunir liberté et vérité, nous le saurions ! Je crois que nous devons accepter jusqu’à un certain point, dans un esprit de résignation virile, le caractère indéterminé de notre liberté libérale, le fait que, comme le disait à peu près Tocqueville, nous soyons condamnés à battre indéfiniment la mer. En même temps, il me semble qu’il est bon, pour la liberté libérale elle-même, d’entrer en dialogue avec autre chose qu’elle-même. Les candidats que l’on peut envisager pour ce dialogue sont nombreux, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’aire occidentale. Voici ce que je suggère.

Si nous revenons au point de départ tel que je l’ai très brièvement esquissé, le libéralisme est une réponse ou une « solution » au problème théologico-politique du monde chrétien. On pourrait dire : le libéralisme s’est engagé dans une recomposition du monde chrétien qui, mettant entre parenthèses la question de la vérité, institue des conditions radicalement nouvelles de l’action humaine. La question qui se pose à nous, question que je ne prétends pas trancher, mais que nous devons poser, est la suivante : le nouvel ordre libéral, celui que les Européens ont commencé à construire à partir du XVI°ou du XVII° siècle, ce nouvel ordre se suffit-il à lui-même ou représente-t-il seulement une modification, un réaménagement de la condition chrétienne ? Les historiens, les observateurs, se demandent souvent si le libéralisme, ou la démocratie, ont des racines bien solides ou un avenir très prometteur dans les aires de civilisation extérieures à l’aire de diffusion du christianisme. Ils se demandent par exemple si le Japon est vraiment une démocratie libérale alors même qu’il est gouverné depuis un demi-siècle par un Parti libéral. Je n’ai pas le temps ni d’ailleurs la compétence pour prendre la question sous cet angle. Je prolongerai seulement une remarque que j’ai déjà faite. Il me semble que la première hypothèse est envisageable si le monde libéral tend effectivement vers un terme où la liberté rencontre, je ne dirai pas la vérité, je ne dirai pas le bonheur, mais une configuration des choses humaines telle que l’on puisse dire : nous sommes parvenus à un ordre humain sinon parfait, du moins satisfaisant. On pourra dire que l’ordre libéral se suffit à lui-même si les espoirs du progressisme libéral sont comblés, à tout le moins si le sentiment d’un progrès des choses humaines vers plus de vérité et de bonheur se consolide et se généralise.

On pourra dire que l’ordre libéral se suffit à lui-même s’il indique avec suffisamment de netteté un terme ou un but qui lui est propre. Si ce n’est pas le cas, si, comme une impression diffuse mais puissante semble le confirmer, la foi dans l’avenir a déserté le monde libéral, si le libéralisme a largement abandonné l’espérance dans le progrès qui l’a longtemps porté, si donc le libéralisme n’a pas en vue de terme ou de fin à ses efforts, alors il se trouvera devant la nécessité d’une sorte de révision déchirante. Au lieu de se comprendre en fonction de l’avenir, il devra se retourner sur le chemin parcouru et réfléchir à nouveaux frais sur son développement à partir de son origine dans l’Europe chrétienne.

Comment conduire cette réflexion sur les relations entre la matrice chrétienne et le projet libéral, c’est une question qu’il faut réserver pour une autre fois. Mon propos est seulement de poser une question que beaucoup d’Européens considèrent comme résolue parce que nous serions « sortis de la religion ». Il est vrai que le libéralisme a repoussé le christianisme à la périphérie de la vie collective. Cependant, en dépit de son triomphe, il ne peut se substituer entièrement à lui puisqu’il définit seulement les conditions de l’action, et point ses finalités comme le fait le christianisme. C’est le rapport au christianisme bien plus que la question de l’organisation économique qui est fondateur et formateur pour le libéralisme. C’est ce rapport qu’il faut s’efforcer de débrouiller si nous voulons parvenir à la clarté sur le destin des sociétés libérales. »

Partager cet article
Repost0
27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 08:06

 Texte extrait du "Regard politique".

 

"Les divers phénomènes que recouvre la notion de mondialisation ne confortent-ils pas cette idée philosophique?

 

Mais précisément: quels phénomènes réels, observables, recouvre la notion de mondialisation? Et d’abord : qu’entend-on par cette notion? Elle est l’occasion et l’instrument de beaucoup de confusions. Pour le dire d’un mot, on confond en général ce qui relève de la communication et de l’homogénéisation d’un côté, et ce qui contribuerait à une véritable unification du monde de l’autre. Or les phénomènes du premier genre ne sont nullement des facteurs du second : six ou sept milliards d’êtres humains chaussés de Nike, parlant anglais et échangeant des messages sur le web font un monde homogène, pas nécessairement un monde uni. L’important réside dans les opinions et les passions qui motivent les hommes, et là, rien n’indique que nous nous rapprochions d’un monde uni.

 

Les Européens croient, ou font semblant de croire que les autres grands groupes humains obéissent aux mêmes motifs qu’eux-mêmes, plus précisément aux motifs qui depuis peu les motivent eux-mêmes. Mais ce n’est pas le cas. Les grandes associations nationales ou religieuses du monde non occidental sont engagées dans un processus de montée en puissance qui est revendiqué comme tel: c’est vrai du Brésil comme de la Chine ou du monde musulman. Cela annonce peut- être un monde plus égal, plus « multilatéral », mais certes pas plus uni : ce que le monde avait d’unité a reposé jusqu’ici sur la domination de l’Occident. Les grandes mondialisations ont été des occidentalisations. Or nous voyons les prodromes de la désoccidentalisation, si j’ose dire, du monde.

 

En Europe même, il n’y a ni unification véritable, ni même homogénéisation réelle. En particulier, une partie des nouvelles générations de la population musulmane tend à vivre dans une autarcie sociale et spirituelle, et cela contribue à une fragmentation, voire une dislocation de la sociabilité européenne. Comme vous le savez, tous ces phénomènes, nous ne sommes autorisés ni à les mentionner ni même à les voir. La doctrine européenne officielle, ou la philosophie officielle de l’Europe, car il y en a une, ne nous laisse pas libres de voir ce que nous voyons.

 

Suivant cette philosophie publique, nous voyons, nous devons voir, nous ne pouvons voir que l’unité humaine, au moins l’humanité en voie d’unification. Or, si nous prétendons voir ce que nous ne voyons pas, si le visible dans sa visible fragmentation n’arrête pas notre regard et si au contraire nous croyons voir l’unité invisible de l’humanité, alors nous sommes bien dans ce qu’on est obligé d’appeler une religion, dans ce que j’appelle volontiers, après d’autres, la religion de l’humanité. Nous ne sommes pas seulement sous le pouvoir d’une idée : l’idée philosophique de l’humanité vient accompagnée d’un enthousiasme religieux. Evidemment, comme toujours dans ces circonstances-là, qui ne partage pas l’enthousiasme est exposé à l’indignation sacrée de ceux qui sont en proie à cet enthousiasme. Forcer quelqu’un à voir ce qu’il ne voit pas, n’est-ce pas une définition du fanatisme et spécialement du fanatisme religieux ?

 

L’évidence intellectuelle est inséparable d’une évidence affective et morale. Ce qui indigne les fidèles de la religion démocratique chez le réfractaire, ce n’est pas qu’il ne comprenne pas, c’est qu’il nesente pas l’unité humaine. C’est qu’il n’éprouve pas avec une intensité suffisante l’affect si bien mis en relief par Tocqueville comme l’affect propre aux démocraties et qu’il appelle – nous en avons parlé – « le sentiment du semblable ». Le sceptique, celui qui met en doute l’unification de l’humanité, est d’office soupçonné de ne pas éprouver avec suffisamment d’intensité ce sentiment du semblable; il n’éprouve pas avec suffisamment d’intensité l’humanité de l’autre homme. Alors vous objectez bien sûr que vous n’avez aucun doute sur l’humanité de l’autre homme, que vous pensez seulement que les hommes ne peuvent actualiser leur humanité commune qu’en formant des groupes distincts, mais cela n’améliorera pas votre cas face à l’opinion que j’essaie de cerner, car ce qui vous paraît un jugement portant sur la réalité est interprété par la religion de l’humanité comme un vœu : vous souhaitez que soit maintenue la séparation ou les séparations entre les hommes; vous n’avez pas pour l’autre homme le sentiment qu’appelle l’humanité. Vous allez encore essayer de vous défendre en disant qu’espérer une chose que tout homme doué de bon sens sait être impossible — en l’occurrence, l’unification de l’humanité — ne vous semble pas une vertu, peine perdue, car nous sommes dans un élément religieux, et la vertu de la religion ne consiste-t-elle pas précisément à espérer contre toute espérance et à croire parce que c’est absurde ? Eh bien, c’est la situation dans laquelle nous sommes : la foi démocratique des Européens, la foi dans l’unification de l’humanité est contraire à toute l’expérience humaine, y compris l’expérience contemporaine, cela ne l’empêche pas d’être aujourd’hui obligatoire, pour nous, en Europe. »

Partager cet article
Repost0
27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 08:01

Extrait du "regard politique" de Pierre Manent

 

 « La religion de l’humanité qui est un voile sur nos yeux et un édredon sur notre cœur, tire sa crédibilité de conditions politiques qu’elle-même est incapable de créer. Les Européens peuvent penser qu’ils sont les citoyens naturels de l’humanité parce qu’ils n’ont pas besoin de se défendre, parce qu’ils n’ont pas besoin d’assurer eux-mêmes leur défense. L’ensemble européen peut se concevoir comme l’avant-garde de l’humanité pacifiée parce que les Etats-Unis se chargent encore d’assurer la défense européenne. La religion européenne de l’humanité repose donc, ultimement, sur les armes américaines. Ainsi les Européens vivent-ils aujourd’hui de l’inertie de la forme nationale, de ce que j’ai appelé la religion de l’humanité et de la protection américaine. Tout cela ne fait pas un ordre politique vigoureux et destiné à durer.

Il est donc très probable que l’espace européen sera bientôt le lieu de recompositions puissantes de la vie commune et nous ne savons pas quelle forme ces recompositions prendront. Espérons seulement qu’elles seront pacifiques. Car, encore une fois, si l’on prend au sérieux cette question des formes politiques, si l’on mesure l’importance qu’elles ont eue dans l’histoire de l’ordre et du désordre européens, on mesure la profondeur du bouleversement qui se produira lorsque l’inertie qui fait tenir encore ensemble l’ordre européen sera parvenue au bout de sa course — lorsque nous serons obligés de constituer effectivement une nouvelle forme politique capable de succéder à l’Etat-nation. Il s’agit de quelque chose de plus profond qu’une révolution, parce qu’une révolution ne comporte qu’un changement de régime.

On peut évidemment aussi imaginer que l’Europe va continuer tranquillement de décliner démographiquement et politiquement et devenir soit une dépendance de la Méditerranée, soit une dépendance de l’Atlantique, à moins qu’elle ne soit partagée entre la puissance atlantique et, disons, l’aire méditerranéenne, c’est-à-dire musulmane. L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne signifierait précisément l’accomplissement de cette dernière possibilité. Mais si l’Europe entend continuer dans l’histoire, elle est devant la nécessité, soit de produire une forme politique inédite, soit de redonner vie aux éléments traditionnels, et qui ont fait leurs preuves, de l’ordre européen, à savoir les vieilles nations d’un côté, et, peut-être, la vieille religion de l’autre. En tout cas, il n’y a pas d’avenir pour l’Europe dans les projets européens tels qu’ils sont constitués, pas d’avenir pour l’Europe dans la Commission et dans le Parlement, puisque, précisément, ces projets, ces institutions, ne prennent en compte ni la question de la forme politique, ni même la question du régime. Tôt ou tard, la condition politique des hommes se rappellera au souvenir des Européens […]"

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de dafdesade
  • : Comprendre quelle est notre situation à l'aide de textes philosophiques et de l'appareil de la psychanalyse afin de penser les moyens d'une action possible. Retrouver le chemin de la Raison en faisant droit aux raisons de chacun.
  • Contact

Texte Libre

« Il n'est aucun problème assez urgent en politique qu'une absence de décision ne puisse résoudre. » Henri Queuille

Recherche