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27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 07:55

Voici un texte de Pierre Manent, l’un des penseurs du politique les plus fins. Le texte est tiré d’un livre entretien intitulé « Pierre Manent, le regard politique ». Dans l’extrait en question Manent critique les thèses de René Girard dans lesquelles il trouve une expression particulièrement accomplie des dangers de la « politique chrétienne ». 

 

« Je ne vais pas exposer, ce n’est pas le lieu, la pensée de Girard, mais quelques uns de ses éléments pour expliquer mon attitude par rapport à lui. Pour Girard, le civilisation humaine repose sur le mécanisme de la victime émissaire : les hommes, en proie naturellement à la violence, à la violence indifférenciée, se réconcilient en mettant à mort la victime émissaire. La violence indifférenciée prend fin lorsque les sociétaires ou ceux qui vont devenir sociétaires mettent à mort la victime émissaire ; à partir de cette mise à mort de la victime, se réconcilie la civilisation avec son ordre différencié. Telle est l’origine violente, la racine violente de toute civilisation humaine, selon Girard.

Or le christianisme met un terme à cette routine violente de la civilisation, puisque, selon Girard, il livre le secret du monde humain, le secret de la civilisation humaine, le secret que méconnaissent toutes les civilisations et toutes les religions avant le christianisme : la victime est innocente, absolument innocente. Désormais, donc, l’humanité est hantée par la vérité chrétienne. Mais évidemment, comme l’humanité reste l’humanité, elle ne parvient jamais complètement à reconnaître cette vérité qui néanmoins la hante. Cette vérité – il ne faut d’ailleurs pas dire cette vérité chrétienne, mais cette vérité de l’humanité révélée par le christianisme-, c’est l(innocence de la victime, et c’est le fait que les protagonistes de la violence, ceux qui font la guerre, sont le même. La vérité, en ce sens, de la conditions humaine, c’est la réciprocité violente dans laquelle nous sommes tous le même. Et seul le christianisme, selon Girard, nous permet de reconnaître cette vérité anthropologique que, dans doutes nos guerres, disputes, dissensions, violences, nous sommes le même. René Girard est un esprit vaste et subtil, et ces quelques indications ne rendent évidemment pas justice à son œuvre. Mais quel est, en peu de mots, le cœur de sa doctrine.

J’ai toujours trouvé cette doctrine puissante, impressionnante, et en même temps elle m’a toujours paru irrecevable et du reste particulièrement dangereuse. Car, naturellement, une des conséquence, ou un des présupposés de cette doctrine, c’est que l’ordre humain n’a pas de consistance ni de légitimité propre ; en tout cas, l’ordre politique perd toute consistance et légitimité, parce que, si le fond de la vérité de la civilisation, de la société humaine, est la violence indifférenciée et que nous sommes tous le même, alors, il n’y a plus aucune raison de distinguer entre les sociétés politiques, entre les régimes politiques, de reconnaître que tel régime est tout de même meilleur qu’un autre, et que telle cause est néanmoins plus juste qu’une autre cause. En ce sens – je le dis peut-être avec brutalité -, par cette interprétation du christianisme comme révélation ultime que nous sommes tous le même, et par le déploiement de cette vérité anthropologique, Girard encourage et justifie radicalement ce qui m’apparaît comme le vice politique des chrétiens, ou le vice politique encouragé par le christianisme, à savoir une préférence potentiellement perverse pour l’ennemi au motif qu’il nous a été ordonné de l’aimer comme nous-mêmes. Ou pour le dire de façon à peine moins brutale, Girard tend à effacer entièrement la ligne difficile à tracer qui, en ces matières, sépare la sainteté de l’indifférence à la justice, qui elle-même se transforme aisément en préférence pour l’injustice. (…)

Il y a chez Girard une incapacité systématique – née du système – à penser les situations politiques, parce que les situations politiques sont toujours en quelque mesure conflictuelles, et que Girard en revient toujours à la même vérité fondamentale que, dans une guerre, la seule vérité de la guerre, c’est la violence, et la seule vérité de la violence, c’est l’indifférenciation de la violence, et que les deux protagonistes encore une fois, sont ultimement le même. Toutes les situations politiques se ramènent à la même situation fondamentale qui n’a d’ailleurs plus rien de politique puisqu’elle n’est que violence sans ombre de justice.

On est évidemment entrainé, dans une situation où l’on tire un trait d’égalité entre l’ennemi et nous, à donner la préférence à l’ennemi. C’est ce que j’appelle la tendance perverse d’un certain christianisme à l’égard de la chose politique. Il transforme de manière hâtive et imprudente la proposition chrétienne selon laquelle nous sommes tous en un sens également pécheurs, en une proposition politique destructrice de toute moralité politique : ultimement, entre les causes humaines, il n’y a pas de différence de justice, il n’y a pas de différence d’honneur. »

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